demoiselles alanguies

Publié le par Adélaïde

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Mais plutôt que de vous gaver de connaissances, laissez-vous porter par la dimension perceptive de l'oeuvre, avec cette vidéo qui vous la fera voir autrement :

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LA TENTATION MODERNE

Avec les Demoiselles du bord de la Seine, tableau présenté au Salon de 1857, Courbet traitait pour la première fois une scène de genre parisienne, si l'on excepte les Pompiers courant à l'incendie, dont la dimension allégorique relevait néanmoins de la peinture d'histoire. Cette incursion vers le monde contemporain, à la charge provocatrice évidente, ne manqua pas de déclencher un scandale critique et provoqua chez certains soutiens notoires du peintre incompréhension et malaise. Entre un Théophile Gautier épinglant le "coupe de tampon à tour de bras sur le tam tam de la publicité pour faire retourner la foule inattentive" et un Champfleury déjà nostalgique - "notre ami a perdu la piste. Il a trop tâté le pouls de l'esprit public", les Demoiselles furent accueillies dans la controverse. A l'origine de cette déstabilisation, on retrouvait pourtant le point de départ commun des oeuvres manifestes du peintre, à savoir un chassé-croisé hiérarchique des règles de la préséance visuelle de l'époque. L'artiste abordait en effet un sujet jusqu'ici réservé à l'estamp epopulaire, tel le Paysage d'été (1852) d'Edouard de Beaumont, publié par Anne Dumas, ou à la caricature, comme la série des Croquis d'été d'Honoré Daumier, dont quarante-quatre planches furent publiées par Le Charivari de 1856 à 1857. Bien qu'ayant commencé à travailler au tableau à Ornans en 1856, Courbet faisait ainsi entrer en peinture le thème des loisirs et des plaisirs de bords de Seine, qui sera si prisé quelques années plus tard par une génération de jeunes artistes, Manet et Renoir entre autres.

Avec leur sujet léger et leurs attraits formels, les Demoiselles des bords de la Seine apparaissent d'abord comme le tableau d'une séduction assumée, qui tranche en cela avec l'austérité et la complexité des manifestes réalistes des années 1848-55. Courbet se fait ici peintre du Second Empire, et son sens de la matérialité s'épanouit avec bonheur dans la retranscription détaillée des raffiinements de la mode féminine. Ses Demoiselles déploient avec malice leurs atours vestimentaires - châles, corsets, jupes et jupons - à l'image des dames d'honneur de l'impératrice Eugénie entourant celle-ci d'une luxueuse ronde de crinolines dans la fantaisie néo-rococo de Winterhalter.

Courbet ne pouvait ignorer ce tableau emblématique présenté deux ans plus tôt à l'Exposition Universelle, et la légèreté désincarnée de l'oeuvre officielle trouve un double ambigu et provoquant avec avec les Demoiselles. Fidèle à sa réécriture transgressive, il charge l'aimable let le joli de la fête impériale de subversion, et piège son tableau de sous-entendus narratifs inacceptables au regard des conventions sociales du temps.

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Replaçant a posteriori la toile dans la production de Courbet, Jules Castagnary la rapprochait des Demoiselles de village. "Il faut voir les Demoiselles de la Seine par opposition aux Demoiselles de village. Celles-ci sont vertueuses. Celles-là sont vouées au vice...". Associées ironiquement par leurs titres, les deux oeuvres peuvent en effet se lire comme un diptyque - un principe conceptuel que Courbet affectionnait - où les Demoiselles des bords de la Seine seraient la réponse urbaine et dépravée à la vertu rurale. De fait, c'est bien la question de l'acception morale qui nourrit la tempête critique par laquelle le tableau fut accueilli. Le public du Salon ne reconnaissait que trop bien son temps dans cette partie de campagne aux protagonistes lascivement alanguis dans la chaleur de l'été parisien. Que l'on songe à une présence masculine, indiquée par le chapeau laissé dans la barque et qui se confondrait avec notre regard de spectateur, ou que l'on ajoute à ce premier lien celui de l'homosexualité qui unirait les deux femmes, un érotisme insolent exsude du moindre détail de la composition. Frondaisons, fleurs, étoffes et chairs participent de concert à l'appel sensuel du pinceau de Courbet. Le corset desserré, la jupe relevée sur le jupon et les bas, l'abandon gestuel, le regard mi-clos et oblique de la Demoiselle brune ne suggèrent plus, mais énoncent l'évidence. Pour composer sa déclaration incendiaire, Courbet aurait pu songer à la Lélia de George Sand, et particulièrement à son édition illustrée en 1854 par Maurice Sand et Tony Johannot. Michèle Haddad a étudié avec précision les liens thématiques et formels qui rapprochent le texte, l'image et le tableau, l'intéressante hypothèse confirmant Courbet dans son rôle de consommateur de sources visuelles extrêmement diverses. Dans le fil du sujet saphique, qu'il revisita à plusieurs reprises, Le sommeil, le peintre aurait pu aussi, plus lointainement, s'inspirer du poème de Baudelaire Femmes damnées, qui fit partie des pièces condamnées et retranchées des Fleurs du mal lors du procès qui eut lieu en 1857 :

"Comme un bétail pensif sur le sable couchées,

Elles tournent leurs-yeux vers l'horizon des mers,

Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées

Ont de douces langueurs et des frissons amers,

Les unes, coeurs épris de longues confidences,

Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,

Vont épelant l'amour des craintives enfances

Et creusant les bois vert des jeunes arbrisseaux..."

L'oeuvre se révéla immédiatement dérangeante aux yeux des théoriciens et critiques d'un premier réalisme militant, Castagnary, qui écrit pour la première fois sur Courbet à l'occasion du Salon de 1857, commence par condamner la toile dont "le titre jovial indique assez la pensée impertinente". Proudhon ne quitte pas le terrain de la morale sociale lorsqu'il développe une exégèse du tableau qui en fait une dénonciation de la décadence de la société impériale : "nos idées ainsi que nos moeurs ont pris une autre direction. C'est ce que vons nous apprendre les deux figures qui posent là devant nous sans qu'elles s'en doutent, et que le livret a appelé Demoiselles de la Seine. Demoiselles, oui ; car elles ne sont ni mariées ni veuves, cela se voit du premier coup : elles ne sont pas même promises, peut-être par leur faute, et c'est pourquoi vous les voyez plongées dans leur réflexion." Courbet s'éloignait à l'évidence des manifestes ancrés dans une identité rurale et régionale singulière, pour tenter une vraie rupture iconographique. Le temps n'était plus à la dénonciation, ou à la compassion humaniste, mais à l'observation un peu distante de tous les spectacles des high et low life baudelairiennes, souvent fort mélangées. En cela, Les Demoiselles annoncent avec un peu d'avance les années 1860 et le monde de la "nouvelle peinture". Elles se trouvent ainsi régulièrement citées dans les oeuvres aux volontés les plus émancipatrices d'artistes plus jeunes. Le Déjeuner sur l'herbe de Manet en 1863 ou la Baigneuse au griffon de Renoir en 1870 déshabillent les Demoiselles pour inventer un nu féminin contemporain.

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Pour autant, la qualité moderne de l'oeuvre n'éclipse pas son étrangeté et son mystère. Courbet transcende la part la plus "à la mode" du tableau par un déroutant effet de raccourcissement du corps de la première figure - une pose de mannequin articulé et renversé qui n'échappa pas à Nadar dans sa caricature - et deux leitmotive de sa vision de la féminité, le regard mi-clos de l'une, et celui, songeur, perdu dans le vague, de l'autre. Sans que l'on sache s'il s'agit d'études préparatoires ou consécutives au tableau, Courbet détailla à plusieurs reprises les deux personnages, notamment celui de la blonde pensive, si conforme aux autres rêveuses de son oeuvre. Isolées et regardées pour elles-mêmes, les Demoiselles reprennent une identité féminine générique et atemporelle, dont on comprend combien elle put séduire Matisse, à qui appartint l'une des études. Cette part introspective, indéchiffrable, qui résiste à la profusion décorative des vêtements et accessoires fais se rencontrer Les Demoiselles et une de leurs contemporaines Mme Moitessier - Courbet et Ingres - dans l'affirmation permanente d'une vision singulière, réfractaire aux embrigadements.

Publié dans Courbet : les oeuvres

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